Le Parti pris des choses est un recueil de poèmes en prose de l'écrivain français Francis Ponge, publié pour la première fois en 1942. Considéré comme l'un des chefs-d'œuvre de la littérature française du XXe siècle, cet ouvrage est une méditation poétique sur la nature et les objets qui nous entourent, traités comme des êtres à part entière et explorés avec une minutie et une précision saisissantes.
Ponge y développe une poétique de l'objet, cherchant à capter l'essence même des choses les plus modestes et à les restituer dans toute leur beauté et leur simplicité. Le style de l'auteur se caractérise par une grande rigueur et une grande sobriété, faisant la part belle à l'observation minutieuse et à la description précise des objets. Les mots sont choisis avec une extrême précision et les phrases sont courtes, épurées, comme pour mieux rendre compte de l'essence des choses.
Le Parti pris des choses est ainsi un livre d'une grande beauté formelle, où la poésie se nourrit de la contemplation de la réalité la plus concrète. Mais c'est aussi un livre profondément humaniste, qui invite à voir dans chaque objet qui nous entoure une part de nous-mêmes, une part de notre histoire et de notre culture. C'est donc un livre à la fois simple et complexe, qui ne cesse de fasciner et de questionner le lecteur.
" Comme dans l'éponge il y a dans l'orange une aspiration à reprendre contenance après avoir subi l'épreuve de l'expression. Mais où l'éponge réussit toujours, l'orange jamais : car ses cellules ont éclaté, ses tissus se sont déchirés. Tandis que l'écorce seule se rétablit mollement dans sa forme grâce à son élasticité, un liquide d'ambre s'est répandu, accompagné de rafraîchissement, de parfums suaves, certes, -- mais souvent aussi de la conscience amère d'une expulsion prématurée de pépins.
Faut-il prendre parti entre ces deux manières de mal supporter l'oppression ? -- L'éponge n'est que muscle et se remplit de vent, d'eau propre ou d'eau sale selon : cette gymnastique est ignoble. L'orange a meilleurs goût, mais elle est trop passive, -- et ce sacrifice odorant... c'est faire à l'oppresseur trop bon compte vraiment.
Mais ce n'est pas assez avoir dit de l'orange que d'avoir rappelé sa façon particulière de parfumer l'air et de réjouir son bourreau. Il faut mettre l'accent sur la coloration glorieuse du liquide qui en résulte et qui, mieux que le jus de citron, oblige le larynx à s'ouvrir largement pour la prononciation du mot comme pour l'ingestion du liquide, sans aucune moue appréhensive de l'avant-bouche dont il ne fait pas hérisser les papilles.
Et l'on demeure au reste sans paroles pour avouer l'admiration que suscite l'enveloppe du tendre, fragile et rose ballon ovale dans cet épais tampon-buvard humide dont l'épiderme extrêmement mince mais très pigmenté, acerbement sapide, est juste assez rugueux pour accrocher dignement la lumière sur la parfaite forme du fruit.
Mais à la fin d'une trop courte étude, menée aussi rondement que possible, -- il faut en venir au pépin. Ce grain, de la forme d'un minuscule citron, offre à l'extérieur la couleur du bois blanc de citronnier, à l'intérieur un vert de pois ou de germe tendre. C'est en lui que se retrouvent, après l'explosion sensationnelle de la lanterne vénitienne de saveurs, couleurs, et parfums que constitue le ballon fruité lui-même, -- la dureté relative et la verdeur (non d'ailleurs entièrement insipide) du bois, de la branche, de la feuille : somme toute petite quoique avec certitude la raison d'être du fruit."
Francis Ponge - Le parti pris des choses (1942)